Les méthodes du Lean 6 Sigma et les exigences de Développement Durable se concentrent sur la création utile de valeur. Le gaspillage est un ennemi commun. Le Lean en est une réponse apparemment adaptée aux enjeux de Durabilité, mais cela est en réalité très insuffisant pour faire de la performance opérationnelle une performance Durable.
Dépasser le cadre méthodologique du Lean est nécessaire pour maîtriser les externalités et mettre l’entreprise au service de ses parties prenantes, pour son propre bénéfice.
Les promesses du Lean 6 sigma
Le Lean 6 Sigma formule trois promesses pour créer de la valeur tout en mobilisant le juste effort :
- Apporter satisfaction aux clients,
- Éradiquer les gaspillages en temps, en coût, en matières,
- Fiabiliser et standardiser les processus opérationnels.
De façon générique, la démarche Lean commence en s’intéressant aux résultats attendus d’une activité donnée, puis caractérise finement cette activité dans son état existant (Value Stream Mapping). Puis, la démarche active des leviers d’optimisation de l’organisation du travail et de l’emploi des ressources. Un ancrage dans le temps est recherché. L’attitude managériale prônée est celle du progrès continu, un progrès jamais définitivement acquis. Ce sont là autant de ferments fondamentaux qui servent le passage au Durable.
Mais, datant des années 50, la méthode Lean n’a pas été initialement pensée ni même perfectionnée pour vraiment répondre aux problématiques aigües de l’affaiblissement des services rendus par la Nature. La contribution à la Durabilité est fortuite et imparfaite.
Le Lean permet de débusquer toute consommation de ressources qui n’apporte pas de valeur, tout en pesant sur les coûts opérationnels. Cependant, envisagé sous le seul prisme de la valeur économique, le gaspillage vu par le Lean 6 sigma ne correspond qu’à un fragment du gaspillage pris dans sa globalité. De même, la consommation des ressources n’est qu’un facteur parmi d’autres de l’épuisement des ressources.
Les opérations des entreprises impactent l’environnement, c’est-à-dire le bon fonctionnement des trois grands services délivrés par les écosystèmes au profit du bien-être humain (cf. Évaluation du Millénaire) : approvisionnement, régulation et culture. Le Développement Durable œuvre pour la restauration globale et locale de la qualité de ces services. Sont ici concernés l’équilibre entre l’exploitation et la régénération des ressources renouvelables, la substitution de ressources renouvelables aux ressources non-renouvelables, le maintien de toutes les formes de biodiversité, comme facteur de résilience. Le Lean n’est en rien prescripteur.
Trois grandes exigences opérationnelles de la Durabilité
Le passage au Durable redéfinit les critères de la création de valeur et du juste effort. Trois grandes exigences de Durabilité s’imposent aux opérations des entreprises pour assumer pleinement une responsabilité environnementale et sociale : promouvoir un usage durable des ressources, ne pas polluer, répartir équitablement les richesses créées.
L’usage durable des ressources signifie certes consommer moins de ressources pour la production des biens ou des services vendus, mais aussi sélectionner chez les fournisseurs les matières premières extraites ou produites de façon durable. Les destructions de ressources externes à l’entreprise sont dans le collimateur de la gestion Durable. En aval de l’entreprise, l’usage durable signifie encore que pour un service rendu donné, on va chercher à maximiser l’utilité des ressources, plutôt que de chercher à en vendre le maximum. La création de valeur pour le client n’est pas tant la réponse à un besoin matériel du client, que la réponse à un besoin de fonction, qui sera rendue par le produit ou le service. Une démarche Durable prend en compte toutes les ressources consommées ou détruites, achetées ou non par l’entreprise.
Économies de ressources visées par les démarches Lean et Durable
Cette somme d’économie de ressources va bien au-delà de la cible de gains d’une démarche Lean, focalisée sur l’évitement des coûts induits par le gaspillage de ressources matérielles, comme l’exprime le schéma, présentant les économies de ressources permises par l’application d’une démarche Lean et d’une démarche Durable.
Historiquement, le Lean s’intéresse aux consommations des matières. L’introduction des flux d’énergie vient compléter utilement la recherche d’optimisation de l’emploi des ressources. L’identification des sources et des besoins de chaleur dans un process industriel permet d’envisager l’utilisation de la chaleur produite pour chauffer d’autres parties du process et d’économiser drastiquement les sources d’énergie primaire et de réduire les factures.
Les pollutions causées par les opérations figurent parmi les principales perturbations des écosystèmes. La réduction des pollutions entre de fait dans le périmètre d’intervention d’une démarche Lean, si ces pollutions font l’objet de sanctions financières. Les quotas d’émission de CO2 pour la sidérurgie ou la cimenterie fournissent un bon exemple des efforts d’amélioration des processus. De même, les certificats d’économie d’énergie incitent les énergéticiens à rationaliser les processus chez eux et chez leurs clients. Mais quand le principe du « pollueur payeur » n’est pas appliqué, une démarche Lean est inopérante.
Tableau : Apports et limites du Lean vis-à-vis du Développement Durable
Exigences de Durabilité à l’égard des entreprises | Apport du Lean 6 Sigma | Limites du Lean 6 Sigma |
– Faire un usage durable les ressources | Convergence directe, si présence d’un intérêt financier | En l’absence de gains financiers, le Lean ne recommande rien.Le Lean optimise les processus, mais ne pousse pas à réinventer radicalement |
– Ne pas polluer et ne pas détruire les écosystèmes | Convergence directe, si application du principe ‘pollueur payeur’ | En l’absence de gains ou de pénalités financières, le Lean ne recommande rien |
– Répartir équitablement les richesses créées | Le Lean consacre les ressources à la création de valeur | Le Lean ne dit rien sur l’équité de la répartition de la valeur créée |
La répartition équitable de la valeur créée est hors champ des démarches Lean. Explicitement, une approche Lean optimise la valeur pour les clients et pour l’entreprise. Elle peut s’élargir aux collaborateurs, dont le Lean valorise le rôle, en sollicitant leur esprit critique et leur créativité dans la recherche de solutions. Mais, les démarches Durables élargissent le cercle aux bénéficiaires communautés concernées par les activités. Cela peut être une exigence de créations d’emplois locaux de façon à distribuer des revenus à des populations locales. Les grandes sociétés minières sont ici tout particulièrement concernées. Les prix d’achat doivent également garantir la dignité des conditions de vie.
Enfin, le Lean Six Sigma recherche la standardisation comme vecteur de qualité ; mais systématisés de façon trop étroite et généralisés à l’excès, les standards uniformisent et appauvrissent la diversité des réponses possibles à une problématique donnée et l’adaptation à des besoins spécifiques. La standardisation, axe centrale du Six Sigma, doit être tempérée au gré des cultures, des contextes et des enjeux locaux.
La filière agroalimentaire illustre parfaitement l’importance des écarts entre Lean et Durabilité.
De nombreuses études estiment que les pertes de produits alimentaires s’élèvent chaque année à 150 kg par Européen. Chiffre dont l’importance paraît considérable, quand on la ramène à la consommation réelle de viande par individu qui est près de 100 kg par an ou de 35 kg pour les produits de la mer. Les pertes apparaissent sur toute la chaîne : de la production ou de l’élevage jusque la consommation finale en passant par les différentes étapes de transformation, stockage, transport et distribution. Par exemple, les produits de pêche sauvage sont rejetés à la mer (prises accessoires d’espèces non consommées) jusqu’à hauteur de 50%, faute d’utiliser des techniques de pêche sélectives. Ces destructions n’ont aucune sanction financière et sont donc hors champ d’observation d’une démarche Lean.
Lors de la distribution, ces produits connaissent une mise au rebut très élevée du fait de leur caractère ultra-frais et pour la même raison lors l’étape de consommation finale. Une démarche Lean va se concentrer sur les phases de transformation et occulter les déperditions de ressources les plus importantes pour la simple raison qu’elles n’ont pas d’incidence en termes de coûts pour l’entreprise, tandis qu’une démarche Durable veillera aussi sur les phases amont (achat durable) et les phases aval, en facilitant aux consommateurs par un vrai marquage de fraîcheur le repérage de la comestibilité des produits une fois arrivé chez eux et éviter les pertes par non-consommation finale.
Viser l’horizon de la Durabilité
Si l’on engage des efforts pour améliorer la performance des opérations, autant viser d’emblée une performance durable. A cette fin, il faut tabler sur deux pratiques centrales :
- Intégrer la Durabilité dans les critères critiques pour l’entreprise (Critical to Business) en complément des critères coût, délai et qualité. Les analyses d’impacts sur le cycle de vie des produits sont pour cela nécessaires.
- Etendre l’écoute. A l’écoute de la voix des clients ‘contractuels’ (Voice of Customer), l’écoute systématique de la voix d’autres parties prenantes doit induire une prise en compte plus complète d’attentes de durabilité.
Par ailleurs, l’écoute doit savoir suggérer. On le sait, beaucoup des modes de consommation actuels sont et doivent être remis en cause. Les actes d’achat et les choix d’usage des biens intègrent des critères éthiques. Des ruptures doivent être introduites. La conception d’un service ou d’un produit durable doit répondre de façon proactive non seulement à la question « A quelle fonction faut-il apporter une solution ? », mais aussi « Comment apporter une solution avec une empreinte la plus positive possible ? ». Les clients sont le plus souvent peu conscients des impacts précis des produits ou services achetés. Ils formulent des attentes écologiques en termes généraux, teintées parfois de scepticisme. Les réponses apportées doivent être pertinentes, en étant acceptables et désirables pour rencontrer le succès commercial.